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Bonjour. Comment allez-vous. Bonjour. Saluez votre femme de ma part. Bonjour. Au revoir, enchanté. Mes souvenirs à votre famille. Innombrables échanges rapides et aimables, sourires des connaissances, une ou deux brèves conversations pour s’enquérir de la santé d’une épouse, des études d’un fils ou des affaires d’un gendre. Lolita Palma chemine entre les petits groupes qui bavardent ou regardent les vitrines des commerces. Calle Ancha de Cadix, à la mi-journée. Le cœur de la société gaditane en pleine activité. Bureaux, agences, consulats, mandataires. Il est facile de distinguer les Gaditans des émigrés en observant leur comportement et leur conversation : ces derniers, habitants temporaires de pensions de la rue Neuve, de logements de la rue des Flamands Ivres et de maisons du quartier de l’Avemaría, se promènent devant les vitrines des boutiques chères et les portes des cafés ; tandis que les autres, tout à leurs commissions et à leurs négoces, vont et viennent, affairés, chargés de leurs portefeuilles, papiers et journaux. Les uns parlent de campagnes militaires, mouvements stratégiques, défaites et improbables victoires, les autres commentent le prix du drap de Nankin, de l’indigo ou du cacao, et la possibilité que les cigares de La Havane dépassent les quarante-huit réaux la livre. Quant aux députés des Cortès, à ces heures de la journée, ils ne sont pas dans la rue : ils sont réunis dans l’oratoire de San Felipe, à quelques pas de là, dont la galerie est remplie d’oisifs – le siège français laisse beaucoup de monde sans emploi, dans la ville – et de membres du corps diplomatique inquiets de savoir ce qu’on y concocte, avec l’ambassadeur anglais qui envoie des rapports par chaque bateau. C’est seulement un peu avant deux heures de l’après-midi que les constituants sortiront et se disperseront dans les restaurants et les cafés en commentant les incidents de la séance du jour et, comme d’habitude, en cassant au passage du sucre sur le dos de leurs semblables au gré de leurs idéologies, de leurs sympathies ou de leurs antipathies : ecclésiastiques, laïcs, conservateurs, libéraux, royalistes, vieilles badernes ossifiées, jeunes enragés radicaux et autres espèces, chacun avec son cercle de discussion et son journal favori. Une Espagne et ses provinces d’Outre-mer en miniature. Plusieurs de celles-ci en état d’insurrection, bien sûr, profitant de la guerre.

Lolita Palma vient de sortir du commerce de mode de la place San Antonio, devant le café d’Apollon. C’est la boutique la plus élégante de la ville – avant, elle s’appelait « La Mode de Paris », et maintenant, vu les circonstances, « La Mode espagnole » –, dont les articles et les robes sont convoités par les dames et les demoiselles de la meilleure société de Cadix. Malgré cela, la propriétaire de la firme Palma & Fils n’y commande aucun effet, car une couturière et une brodeuse travaillent sur des patrons simples qu’elle dessine elle-même en prenant ses idées dans des revues françaises et anglaises. Elle passe dans la boutique pour connaître le goût du jour et acheter du tissu ou quelques articles accessoires : la femme de chambre qui la suit à trois pas porte deux cartons soigneusement empaquetés, contenant six paires de gants, autant de bas, et de la dentelle blanche pour les dessous.

— Que Dieu vous garde, Lolita.

— Bonjour. Saluez madame votre épouse.

L’artère principale est un va-et-vient de visages presque tous connus, de têtes masculines qui se découvrent sur son passage. Bref, c’est la Calle Ancha, la grande rue. Peu de femmes, à cette heure de la journée. Aussi attire-t-elle davantage les regards des hommes. Amabilités et coups de chapeau, courtoises inclinations de la tête. Tout ce qui compte ici connaît la femme qui gère avec prudence et compétence, en dépit de son sexe plus ou moins faible, l’entreprise de son aïeul et de son père défunts. Un concentré de l’activité gaditane : commerce avec les Indes, navires, investissements, risques maritimes. Pas comme d’autres femmes de la partie, des veuves pour la plupart, qui se bornent au rôle de bailleurs de fonds en touchant commissions et intérêts. Elle, elle prend des risques, joue, perd ou gagne. Elle donne du travail et fait gagner de l’argent. Solide capital et vie irréprochable. Décence. Solvabilité, crédit et réputation. Un million et demi de pesos de capital, à vue de nez. Au moins. Une des nôtres, sans aucun doute. Des douze ou quinze familles qui comptent. Une tête bien faite posée sur des épaules que l’on dit très jolies, sans que personne puisse se vanter de les avoir vues. Toujours bonne à marier à trente-deux ans, même si elle n’est plus de la première jeunesse.

— Au revoir. Bonjour.

Elle marche au milieu de la rue, tête haute. Faisant sonner ses talons, sereine. C’est sa rue et c’est sa ville. Elle est vêtue de gris très sombre, avec pour seule note de couleur une mantille de flanelle garnie d’un ruban bleu. Une petite bourse assortie. La mantille, les cheveux serrés sur la nuque et bouclés sur les tempes, avec les escarpins de lin brodés d’argent sont la seule concession accordée à la promenade ; la robe est celle qu’elle porte pour travailler et recevoir dans son bureau, simple, pratique, convenable à l’extrême. Elle devrait y être à cette heure-ci, mais elle est sortie pour une affaire financière délicate : des lettres de change douteuses, acquises il y a trois semaines, qu’elle vient juste de négocier avec succès à la caisse de San Carlos, avec la commission adéquate. Les gants, les bas et la dentelle de La Mode espagnole, anciennement La Mode de Paris, sont une manière de fêter cela. Discrètement. Comme tout ce quelle pense et fait.

— Félicitations pour le Marco Bruto. J’ai lu dans la Vigía qu’il est arrivé sans encombre.

C’est son beau-frère Alfonso. De la maison Solé & Associés : tissus anglais et marchandises de Gibraltar. Guindé et froid comme d’habitude, redingote beige et gilet mauve, bas de soie, canne en rotin des Indes. Chapeau qu’il n’ôte pas, se bornant à y porter deux doigts et en soulever légèrement le bord. Lolita Palma le trouve toujours aussi peu sympathique qu’il y a six ans, quand il s’est marié avec sa sœur Caridad. Entre eux, les relations familiales ne dépassent pas les limites de la stricte bienséance. Une visite par semaine à la mère, et guère plus. La dot de quatre-vingt-dix mille pesos que lui a octroyée son défunt beau-père n’a jamais vraiment satisfait Alfonso Solé ; et les Palma n’ont pas non plus apprécié la manière dont cet argent a été employé, sur des critères inadéquats et avec un bénéfice quasiment nul. Outre quelques autres désaccords commerciaux, un contentieux à propos d’une propriété à Puerto Real à laquelle Alfonso croit avoir droit par son mariage les sépare aussi. L’affaire, qui tire son origine du testament de Tomás Palma, est entre les mains de notaires et d’avocats, ce qui n’arrange pas leurs relations, même si la guerre laisse tout en suspens.

— Il est arrivé, grâce à Dieu. Nous pensions la cargaison perdue.

Elle sait qu’Alfonso ne se soucie guère du sort du Marco Bruto : il verrait avec indifférence le bateau au fond de la mer ou dans un port français. Mais il s’agit de Cadix, et il faut respecter les convenances. Quand un beau-frère rencontre sa belle-sœur dans la Calle Ancha, à la vue de toute la ville, ils doivent se parler, même brièvement. Aucun commerce ne peut tenir, ici, si l’on n’a pas la confiance et le respect de la société ; et ni elle ni lui ne peuvent échapper à la règle.

— Comment va Cari ?

— Bien, merci. Nous te verrons vendredi.

Alfonso touche de nouveau son chapeau, prend congé et se dirige vers le bas de la rue. Sec et raide jusqu’à la pointe de sa canne. Les relations que Lolita Palma entretient avec sa sœur ne sont pas non plus chaleureuses. Elles ne l’ont jamais été, même dans leur enfance. Elle la trouve paresseuse et égoïste, trop habituée à vivre de l’effort d’autrui. Même la mort du père et celle du frère, Francisco de Paula, n’ont pas réussi à les rapprocher : chagrin, deuil, et chacune dans son coin. Aujourd’hui, la mère est leur seul lien, et encore est-il plus formel, ou pour la galerie, qu’autre chose : visite hebdomadaire à la maison de la rue du Bastion, chocolat, café et petits-fours, sans autre conversation qu’un bavardage insipide sur le temps qu’il fait, les bombes des Français et les plantes du balcon. C’est seulement quand arrive le cousin Toño, un célibataire jovial et sympathique, que l’ambiance s’anime. Le mariage avec Alfonso Solé – ambitieux et sans trop de scrupules, un père importateur de drap pour le Corps des volontaires locaux, une mère guindée et stupide – accentue les distances. Caridad et son mari n’ont jamais pardonné à Tomás Palma d’avoir refusé que son gendre intervienne dans l’entreprise familiale, ni qu’il ait limité les droits de sa fille cadette à une simple dot et à la maison de la rue des Gantiers où vivent aujourd’hui les Solé : une splendide demeure de trois étages estimée à trois cent cinquante mille réaux. Avec ça, disait le père, ils ont de quoi voir venir. Quant à ma fille Lolita, elle a tout ce qu’il faut pour aller de l’avant. Regardez-la. Intelligente et tenace. Elle se suffit à elle-même et je lui fais plus confiance qu’à n’importe qui d’autre : elle sait comment gagner de l’argent, et elle sait comment ne pas le perdre. Depuis toute petite. Si, un jour, elle décide de se marier, elle ne passera pas son temps à lire des romans ou à papoter dans les pâtisseries pendant que son mari se décarcasse. Croyez-moi. Elle est d’une autre étoffe.

— Toujours aussi jolie, Lolita. Je suis content de te voir… Comment se porte ta mère ?

Emilio Sánchez Guinea tient son chapeau dans une main et un gros paquet de courrier et de documents dans l’autre : sexagénaire, bas sur pattes, le poil blanc et clairsemé. Le regard avisé. Il est vêtu à l’anglaise, une double chaîne en or reliant les boutons aux poches du gilet, et il a cet air presque imperceptible de légère fatigue, habituel chez les négociants qui ont atteint un certain âge et une certaine position. À Cadix, où il n’existe pas, dans la bonne société, de pire indécence que l’oisiveté injustifiée, il est de bon ton de laisser apparaître une minuscule touche de négligé – une cravate un tout petit peu flottante, quelques faux plis sur l’habit bien coupé et d’excellente qualité –, révélatrice d’une intense et honorable journée de travail.

— Je sais que le bateau a fini par arriver. C’est un soulagement pour tout le monde.

C’est un vieil et cher ami, de toute confiance. Camarade d’études de feu Tomás Palma, associé à la firme familiale dans de nombreuses opérations commerciales, il partage également avec Lolita des risques et des affaires. Il a d’ailleurs aspiré pendant quelque temps à l’avoir pour belle-fille, en lui rebattant les oreilles des mérites de son fils Miguel, aujourd’hui son associé et l’heureux époux d’une autre jeune Gaditane. L’absence d’alliance familiale n’a jamais altéré les bonnes relations entre les maisons Palma et Sánchez Guinea. C’est don Emilio qui a conseillé la jeune femme lors de ses premiers pas dans les affaires, à la mort de son père. Il le fait encore, quand celle-ci a recours à ses avis et à son expérience.

— Tu rentres chez toi ?

— Je vais à la librairie de Salcedo. Je veux voir si des commandes sont arrivées.

— Je t’accompagne.

— Vous devez avoir des choses plus importantes à faire.

Le vieux négociant rit joyeusement.

— Quand je te vois, je les oublie toutes. Allons-y.

Il lui offre le bras. En chemin, ils commentent la situation générale, l’état de diverses affaires dont ils partagent les intérêts. L’insurrection des Amériques complique beaucoup les choses. Plus, même, que le siège français. L’exportation de produits vers l’autre rive de l’Atlantique a diminué de façon alarmante, les rentrées de fonds sont minimes, faute de numéraire, et certains commettent l’erreur d’investir en papier-monnaie qu’il est difficile, ensuite, de convertir en bon argent. Néanmoins, Lolita Palma parvient à compenser l’absence de liquidités par de nouveaux marchés : à la farine et au coton des États-Unis, aux récentes exportations vers la Russie et à la bonne position de la ville comme dépôt de marchandises en transit, viennent s’ajouter de prudents investissements dans les lettres de change et les risques maritimes : cette dernière spécialité étant justement celle de la maison Sánchez Guinea, qui y associe la firme Palma & Fils par des avances de capitaux pour financer des voyages commerciaux dont le remboursement inclut intérêts et commissions. Une pratique financière que l’expérience et le bon sens de don Emilio rendent très rentable, dans une ville qui a toujours besoin d’argent en espèces.

— Il faut se faire à cette idée, Lolita : un jour la guerre finira, et alors les vrais problèmes surgiront. Lorsque les mers seront de nouveau libres, ce sera trop tard. Nos compatriotes des Amériques se sont habitués à commercer directement avec les Yankees et les Anglais. Et pendant ce temps, ici, nous continuons à vouloir leur faire payer au prix fort ce qu’ils peuvent se procurer tout seuls… La pagaille en Espagne leur permet de comprendre qu’ils n’ont pas besoin de nous.

Lolita marche en lui tenant le bras, dans la Calle Ancha. Ils passent devant des larges porches, des belles boutiques, des maisons de commerce. Il y a, comme d’habitude, de nombreux clients à l’intérieur de l’orfèvrerie de Bonalto. Encore d’autres groupes de gens, encore des saluts de passants et de connaissances. La femme de chambre marche toujours derrière avec les paquets. C’est la jeune Mari Paz : celle qui chante des romances avec une jolie voix en arrosant les jardinières.

— Nous pourrons nous rétablir, don Emilio… L’Amérique est très vaste, et la langue et la culture ne se rompent pas facilement. Nous serons toujours là-bas. Et puis il y a de nouveaux marchés. Voyez les Russes… Si le tsar déclare la guerre à la France, ils auront besoin de tout.

L’autre hoche la tête, sceptique. Cela dure depuis trop longtemps, dit-il. Et il ajoute que cette ville a perdu sa force. Sa raison d’être. La sentence est tombée en 1778, quand il a été mis fin au monopole du commerce avec l’Outre-mer. Quoi que l’on puisse dire, l’autonomie des ports américains est irréversible. Plus personne ne peut contrôler ces créoles. Pour Cadix, les crises successives et la guerre sont les clous qui scelleront son cercueil.

— Ne soyez pas pessimiste, don Emilio.

— Pessimiste ? Combien de désastres a vécus cette ville ?… La guerre coloniale de l’Angleterre nous a finalement fait beaucoup de tort. Puis est venue la nôtre avec la France révolutionnaire, suivie de la guerre avec l’Angleterre… C’est là que nous avons vraiment plongé. La paix d’Amiens a apporté plus de spéculation que de vrai commerce : souviens-toi de ces vieilles maisons françaises d’ici qui se sont effondrées d’un coup… Après, nous avons eu la nouvelle guerre contre les Anglais, puis le blocus et la guerre avec la France… Tu dis pessimiste, ma fille ?… Ça fait vingt-cinq ans que nous allons de Charybde en Scylla.

Lolita Palma sourit en lui serrant doucement le bras.

— Je ne voulais pas vous offenser, mon ami.

— Tu ne m’offenses jamais, ma fille. Il ne manquerait plus que ça.

Au coin de la rue de l’Amertume, près de l’ambassade britannique, se trouvent une officine commerciale et un petit café fréquenté par des étrangers et des officiers de marine. Le quartier est éloigné des remparts de l’est où tombent les bombes dont aucune n’est jamais arrivée jusque-là. Détendus, profitant du beau temps, quelques Anglais sont devant la porte, lisant de vieux journaux dans leur langue : favoris blonds, gilets criards. Quelques habits rouges de militaires.

— Regarde nos alliés… – Sánchez Guinea baisse la voix. – Assiégeant la Régence et les Cortès pour qu’ils lèvent toutes les restrictions à leur libre commerce avec les Amériques. Cherchant leur avantage, comme toujours, et fidèles à leur politique de ne jamais admettre un bon gouvernement dans toute l’Europe… Avec Wellington dans la Péninsule, ils font d’une pierre trois coups : ils s’assurent du Portugal, ils ont Napoléon à l’usure et, au passage, ils font de nous leurs débiteurs pour se faire payer ensuite. Cette alliance nous coûtera les yeux de la tête.

Lolita Palma lui fait remarquer l’agitation qui les entoure : petits groupes, passants, boutiques ouvertes. Un paquet du Diario Mercantil vient d’arriver au kiosque à journaux qui est au milieu de la rue, et les acheteurs se bousculent pour les arracher des mains du vendeur.

— Peut-être. Mais voyez la ville… Elle déborde de vie, de commerce…

— De la fumée, rien de plus, ma fille. Les étrangers s’en iront dès la fin du blocus, et nous serons de nouveau les soixante mille que nous avons toujours été. Que feront alors ceux qui, aujourd’hui, augmentent les loyers et triplent le prix d’un beefsteak ?… Ceux qui ont fait commerce de la gêne des autres ?… Ce que nous voyons là, ce sont des miettes pour aujourd’hui et c’est la faim pour demain.

— Mais les Cortès travaillent.

Les Cortès, grogne sans façon le vieux négociant, sont d’un autre monde. Constitution, monarchie, Ferdinand VII. Rien de tout cela n’a à voir avec notre affaire. À Cadix, avant tout, on aspire à la liberté. Et au progrès des peuples. En fin de compte, c’est sur ça que se fonde le commerce. Alors, qu’on établisse ou pas de nouvelles lois, qu’on décide si le droit des rois est d’origine divine ou si ceux-ci sont les dépositaires de la souveraineté nationale, ça ne changera rien à la situation : les ports américains seront dans d’autres mains et Cadix sera ruiné. Quand la vérole constituante sera passée, les vaches maigres pourront meugler.

Lolita Palma, rit, affectueuse. Son rire est grave, sonore. Un rire jeune. Sain.

— Je vous avais toujours tenu pour libéral…

Sans lui lâcher le bras, Sánchez Guinea s’arrête en plein milieu de la chaussée.

— Et par Dieu, oui, je le suis, dit-il en dirigeant des regards furibonds autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un qui oserait le contredire. Mais je suis de ceux qui offrent travail et prospérité… L’euphorie politique, c’est bien beau mais ça ne donne pas à manger. Ni à ma famille, ni à personne. Ces Cortès, elles demandent tout et ne donnent pas grand-chose. Pense à ce million de pesos qu’elles exigent de nous, les négociants de la ville, pour l’effort de guerre. Après ce qu’on nous a déjà extorqué !… Pendant ce temps, un conseiller d’État empoche quarante mille réaux par mois, et un ministre quatre-vingt mille.

Ils poursuivent leur chemin. Parmi les diverses librairies qui se trouvent entre les petites places de San Agustín et de la Poste, celle de Salcedo n’est pas loin. Ils s’arrêtent un peu au passage devant les boîtes et les étalages. Dans la boutique de livres de Navarro, certains ouvrages exposés sont brochés et non coupés, à côté de deux gros volumes superbement reliés dont l’un est ouvert à la page de titre : Histoire de la conquête du Mexique, d’Antonio de Soifs.

— Avec ces perspectives, poursuit Sánchez Guinea, mieux vaut réunir son argent et l’investir dans des valeurs sûres. Je veux dire des maisons, des biens immobiliers, des terres… Réserver ses liquidités pour ce qui restera stable quand la guerre sera passée. Le commerce comme on l’entendait aux temps de ton grand-père, de ton père ou de moi-même ne reviendra jamais… Sans les Amériques, Cadix n’a pas de sens.

Lolita Palma regarde l’étalage. Trop de mots, se dit-elle. De tout ça, ils ont parlé cent fois, et son interlocuteur n’a pas l’habitude de perdre son temps pendant ses heures de travail. Or cela fait quinze minutes qu’il parle.

— Vous, vous avez une idée derrière la tête.

Un instant, elle craint qu’il ne lui propose une affaire de contrebande, comme celles qu’elle a déjà refusées trois fois au cours des derniers mois. Rien de spectaculaire, elle le sait bien. Ni de grave. Ici, la contrebande fait partie de la vie de tous les jours depuis les premiers galions des Indes. Rien à voir avec les agissements de certains négociants sans scrupule qui, depuis le début du blocus, commercent avec les zones occupées par les Français. La maison Sánchez Guinea n’est pas disposée à salir sa réputation par de tels procédés ; mais parfois, dans la marge aléatoire que laissent la guerre et les lois en vigueur, certaines de ses marchandises passent la Porte de Mer sans payer les droits de douane. C’est ce qu’on appelle à Cadix, entre gens respectables, travailler de la main gauche.

— Soyez gentil, arrêtez de tourner autour du pot.

Le négociant contemple la vitrine, mais elle sait que l’histoire de la conquête du Mexique est le cadet de ses soucis. Et il prend son temps. Je crois que tu mènes tout très bien, Lolita, commence-t-il au bout d’un moment. Tu réduis les frais et le train de vie. C’est intelligent. Tu sais que la prospérité ne durera pas toujours. Tu as réussi à garder ce qui est le plus difficile dans cette ville : le crédit. Ton grand-père et ton père seraient fiers. Que dis-je ? Ils le sont, en te voyant du ciel. Etcetera.

— Ne me dorez pas la pilule, don Emilio. – Elle rit de nouveau, sans quitter son bras. – S’il vous plaît, venez-en au fait.

Il baisse les yeux vers le sol, fixe le bout de ses chaussures bien cirées. Puis nouveau regard aux livres. Enfin, il se résout à lui faire face.

— Je suis en train d’armer un corsaire… J’ai acheté une lettre de marque en blanc.

Tout en disant cela, il cligne de l’œil d’un air comique, comme s’il s’attendait à la voir sursauter. Puis il l’observe, interrogateur. Elle hoche la tête. Là aussi, elle le voyait venir, car c’est un vieux débat entre eux, ils en ont beaucoup discuté. Quant à la lettre de marque, des rumeurs lui en étaient parvenues. Le vieux renard. Vous savez parfaitement, signifie l’expression de Lolita, que je n’aime pas ce genre d’investissements. Je ne veux pas être mêlée à tout ça. À la guerre et à ces gens.

Sánchez Guinea lève la main pour objecter, à mi-chemin entre l’excuse et la protestation amicale.

— Ce sont des affaires, ma fille. Ces gens sont les mêmes que ceux avec qui tu traites tous les jours sur les navires marchands… Et la guerre t’affecte comme tout le monde.

— Je déteste la piraterie. – Elle a lâché son bras et tient sa bourse à deux mains, sur la défensive. – Nous en avons trop souvent souffert et elle nous a coûté cher.

L’autre la raisonne, en énumérant ses arguments. Avec une chaleur sincère. En conseiller avisé. Un corsaire n’est pas un pirate, Lolita. Tu sais qu’il est soumis à des ordonnances strictes. Rappelle-toi que ton père pensait autrement. En 1806, nous en avons armé un en faisant parts égales, et ça nous a bien réussi. Aujourd’hui, c’est le moment. Il y a des primes à la capture, très attractives. Des cargaisons ennemies sur lesquelles faire main basse. Tout cela, légal, transparent comme le cristal. Il s’agit juste de mettre les capitaux, comme je le fais moi-même. Une affaire, rien de plus. Un risque maritime comme les autres.

Lolita Palma observe leur reflet dans la vitrine. Elle sait que son interlocuteur n’a pas besoin d’elle. En tout cas, pas de façon impérative. C’est une proposition amicale. Une occasion presque familiale de réaliser une opération rentable. Cadix ne manque pas de gens qui pourraient investir dans l’entreprise ; mais parmi d’autres associés possibles, c’est elle qu’il préfère. Une fille intelligente, sérieuse. Qui inspire respect et confiance. Qui a du crédit. La fille de son ami Tomás.

— Laissez-moi réfléchir, don Emilio.

— Bien sûr. Réfléchis bien.

 

*

 

Le capitaine Simon Desfosseux est mal à l’aise. Les généraux ne sont pas sa compagnie favorite, et il en a plusieurs aujourd’hui autour de lui. Ou sur lui. Tous suspendus a ses lèvres, ce qui n’est pas pour lui remonter le moral : le maréchal Victor, le chef d’état-major Semellé, les généraux de division Ruffin, Villatte et Leval, et le supérieur direct de Desfosseux, commandant l’artillerie du Premier Corps, le général Lesueur, successeur de feu le baron de Sénarmont. Ils lui sont tombés dessus au milieu de la matinée, quand le duc de Bellune a décidé à l’improviste de quitter son poste de commandement de Chiclana pour faire une tournée d’inspection sur le Trocadéro, avec une forte escorte de hussards du 4e régiment.

— Notre intention est de couvrir la totalité de la superficie urbaine, explique Desfosseux. Jusqu’à maintenant, cela s’est révélé infaisable, car nous travaillons à la limite de nos possibilités, confrontés à plusieurs problèmes. La portée d’une part, et la combustion des mèches d’autre part… Ce dernier point est un inconvénient sérieux, car j’ai ordre d’envoyer sur la ville des bombes qui explosent, du type grenade. Pour cela, il faut une espolette pour le retardement ; et la distance à parcourir est si longue que beaucoup de bombes éclatent avant d’atteindre leur objectif… Nous avons dessiné une nouvelle espolette dont la mèche brûle plus lentement et ne s’éteint pas pendant le parcours.

— Et elle est disponible ? s’intéresse le général Leval, commandant la 2e division, cantonnée à Puerto Real.

— Elle le sera dans quelques jours. Théoriquement, elle dure plus de trente secondes, mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que la friction de l’air accélère la combustion… ou l’éteigne.

Une pause. Les généraux, couverts de broderies jusqu’au col de leur veste, le regardent en attendant la suite. Le maréchal assis, les autres debout, comme Desfosseux. Sur un chevalet, une carte de la ville avec un plan de la baie. Par les fenêtres ouvertes du baraquement, on entend les voix des sapeurs qui travaillent au terre-plein de la nouvelle batterie. Des mouches tourbillonnent sur un rectangle de lumière que le soleil dessine sur le plancher, autour d’un cafard écrasé. Mouches et cafards se comptent par milliers dans les baraques et les tranchées du Trocadéro. Et aussi assez de rats, punaises, poux et moustiques pour équiper toute l’armée impériale.

— Cela nous amène à un autre problème : la distance. Une portée de 3 000 toises suffirait à couvrir presque toute la surface de la ville, en traversant celle-ci de part en part. Avec les moyens dont je dispose, je ne puis garantir cette portée au-delà de 2 300 toises, en tenant compte, en plus, de l’influence des vents de la baie sur la distance et la trajectoire… Cela nous permet de couvrir une aire qui va d’ici à ici.

Il indique des points de la zone orientale de la ville : la Porte de Mer, les abords de la Douane. Il ne cite pas de noms, car il sait que tous connaissent la carte : cela fait un an qu’ils l’étudient et scrutent la ville avec leurs longues-vues. Son index parcourt la ligne extérieure des remparts sans beaucoup pénétrer dans le tissu urbain : juste quelques rues du quartier du Populo, près de la Porte de Terre. Voilà où nous en sommes, confirme le doigt qui se déplace lentement. Puis Desfosseux retire sa main et regarde son chef direct, le général Lesueur. La suite est votre affaire, mon général, suggère ce regard, accompagné de la demande muette d’être autorisé à quitter les lieux. À disparaître et à retourner à sa règle à calcul, son télescope et ses pigeons voyageurs. À son affaire à lui. Mais, naturellement, il ne s’en va pas. Sachant que c’est précisément maintenant que commence le mauvais quart d’heure.

— Les navires ennemis mouillés dans le port sont à l’intérieur de ce périmètre, questionne le général Ruffin. Pourquoi ne les bombarde-t-on pas aussi ?

François Amable Ruffin, le commandant de la 1re division, est un individu maigre et sérieux, au regard absent. Vétéran d’Austerlitz et de Friedland, entre autres. Un personnage sensé, respecté par la troupe. Jeune pour son grade, tout juste quarante ans. Brave. De ceux qui meurent tôt en laissant leur nom inscrit quelque part. On ne bombarde pas les navires, répond Desfosseux, parce qu’ils sont trop loin ; les Anglais un peu vers l’extérieur et les Espagnols un peu vers l’intérieur. Les uns et les autres pour ainsi dire collés à la ville. C’est très difficile de viser une cible à une telle distance. Ce sont des tirs au petit bonheur la chance, sans aucune exactitude. À la grâce de Dieu. C’est une chose de faire tomber des bombes sur la ville à la volée, ici ou là, c’en est une autre d’atteindre un point précis. Ça, c’est impossible à garantir. Observez le bâtiment de la Douane, par exemple. Ici. C’est là que se tient le conseil de la Régence des insurgés. Pas un impact.

— Avec les moyens dont nous disposons, conclut-il, longue portée et précision sont impossibles.

Il est sur le point d’ajouter quelque chose. Il hésite, et le général Lesueur, qui a écouté en silence avec les autres, devinant son intention, fronce un sourcil en signe d’avertissement. Ne va pas mettre les pieds dans le plat, lui signifie le commandant de l’artillerie. Ne te complique pas la vie et ne me complique pas la mienne. C’est une inspection de routine. Dis-leur ce qu’ils veulent entendre, je me charge du reste. Un point c’est tout.

— En écartant la précision et en nous concentrant sur la portée, je crois que nous pourrions obtenir de meilleurs résultats avec des mortiers, au lieu d’obusiers.

Ça y est, il l’a dit. Et il ne s’en repent pas, même si, maintenant, Lesueur le foudroie du regard.

— C’est hors de question, réplique ce dernier d’un ton sec. L’essai que nous avons fait en novembre avec le mortier Dedon de 12 pouces fondu à Séville a été un désastre… Les projectiles n’ont même pas atteint les 2 000 toises.

Le maréchal se carre sur sa chaise et lance à Lesueur un regard autoritaire. Ce dernier est un artilleur chevronné qui connaît toutes les ficelles du métier : minutieux et rigoureux, de ceux qui n’entrent que lorsqu’ils savent par où ils pourront sortir. Le maréchal et lui se connaissent depuis le siège de Toulon, quand Victor s’appelait encore Claude Perrin et que tous deux bombardaient les redoutes royalistes et les navires espagnols et anglais, en compagnie de leur collègue, le capitaine Bonaparte. Laissons s’expliquer l’homme de l’art, dit son expression muette. Toi, tu restes toute la journée avec moi, et c’est lui qui sait, ou c’est du moins ainsi qu’on me l’a présenté. C’est pour ça que nous sommes venus. Pour qu’il me dise ce qu’il a à me dire. De sorte que Lesueur se tait et que le duc de Bellune se tourne vers Desfosseux en l’invitant à poursuivre.

— J’ai prévenu en son temps que le Dedon n’était pas la pièce adéquate, continue le capitaine. Il était à plaque et à chambre sphérique. Très imprécis de tir et dangereux de maniement. Il lui fallait 30 livres de poudre, ce qui était beaucoup trop : toute la poudre ne s’enflammait pas d’un coup, et la puissance de sortie ainsi diminuée réduisait la portée… Même les deux canons conventionnels lui étaient supérieurs.

— Travail d’amateur, typique de Dedon, dit le maréchal.

Tous rient avec complaisance, sauf Desfosseux et Ruffin, lequel regarde par la fenêtre d’un air absorbé comme s’il cherchait au-dehors quelque présage particulier. Le général Dedon est un homme haï dans l’armée impériale. Théoricien intelligent et artilleur consommé, son origine noble et ses manières irritent les grognards sortis du rang avec la Révolution ; comme Victor lui-même, qui a débuté petit tambour il y a trente ans à Grenoble, gagné son sabre d’honneur à Marengo et remplacé Bernadotte à Friedland. Tous s’emploient à discréditer les projets de Dedon et à vouer ses mortiers à l’oubli.

— Pourtant, l’idée de base était correcte, affirme Desfosseux avec l’aplomb du professionnel.

Le silence qui suit est si lourd que même le général Ruffin se retourne pour regarder le capitaine, vaguement intéressé. Pour sa part, ce n’est plus seulement un sourcil que fronce Lesueur pour adresser une muette admonestation à son subordonné. Ce sont les deux, et ses yeux le fusillent, furieux. Lourds de promesses.

— Le problème de la combustion partielle des grosses charges de poudre se pose également avec d’autres pièces, poursuit Desfosseux, impavide. Par exemple, les obusiers Villantroys, ou les Ruty.

Le silence s’épaissit encore. Le duc de Bellune étudie Desfosseux tout en se passant les doigts, pensif, dans l’abondante chevelure grise de sa tête léonine qu’il confie aux soins d’un coiffeur espagnol de Chiclana. Le capitaine sait que parler avec un tel manque de respect des obusiers, c’est insulter gravement ceux qui ont fait le choix de les privilégier. Son supérieur, Lesueur, passe son temps à chanter les mérites techniques de ces pièces. En alimentant stupidement, au sein de l’état-major, des espérances que Desfosseux juge injustifiées.

— Il y a une différence fondamentale, dit le maréchal. L’empereur est d’avis que l’arme appropriée pour bombarder Cadix est l’obusier… C’est lui, en personne, qui nous a envoyé les dessins du colonel Villantroys.

Bourdonnement de mouches. Tous les regards se rivent sur Desfosseux, qui tente de déglutir. Qu’est-ce que je fais ici ? se demande-t-il. Engoncé dans cet uniforme au col insupportable, à subir des discussions absurdes, au lieu d’être à Metz et d’enseigner la physique. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Pour me retrouver au fin fond de l’Espagne, à jouer aux petits soldats avec des bravaches couverts de galons qui ne veulent entendre que ce qui leur convient. Ou ce qu’ils croient leur convenir. Comme ce sagouin de Lesueur, qui le sait aussi bien que moi, mais qui préfère les laisser me bouffer tout cru.

— Avec tout le respect que je dois avoir pour le choix de l’empereur, je crois que Cadix doit être bombardé avec des mortiers, et non des obusiers.

— Avec tout le respect que vous devez avoir…, répète le maréchal avec un sourire.

Un sourire songeur qui donnerait des frissons à n’importe quel militaire. Mais le capitaine Desfosseux est un civil en uniforme. Un soldat accidentel, pour le temps que durera son champ d’expériences : Cadix, pour le moment. On lui a collé cet uniforme sur le dos et on l’a fait venir de France pour ça. Son royaume n’est pas de ce monde.

— Excellence, même les défauts dans les espolettes ont une relation… Les grenades que tirent les obusiers nous obligent à employer des mèches inadéquates. Alors que la bombe de plus grand diamètre tirée par un mortier permet d’incorporer des mèches de plus grandes dimensions. De plus, du fait de sa gravité supérieure, elle permettrait que toute la poudre s’enflamme dans la chambre au moment du tir, améliorant ainsi la portée.

Le maréchal commandant le Premier Corps sourit toujours. Mais son expression, maintenant, trahit sa curiosité. Chose dangereuse quand il s’agit de maréchaux, généraux et gens du même acabit.

— L’empereur pense différemment. N’oubliez pas qu’il est artilleur, et qu’il se fait un point d’honneur de le rester… Et moi aussi.

Desfosseux acquiesce, mais personne ne peut plus l’arrêter. Il sent une chaleur pénible monter sous sa veste et un besoin urgent d’en déboutonner le col haut et rigide. Mais il garde l’énergie du désespoir : jamais plus, probablement, il n’aura l’occasion de dire clairement les choses. Et en tout cas pas dans un cachot militaire ou devant un peloton d’exécution. Si bien qu’après avoir profondément respiré il répond qu’il ne met pas en doute les mérites en matière d’artillerie de Sa Majesté impériale, ni ceux de Son Excellence le duc de Bellune. C’est précisément pour cela qu’il ose dire ce qu’il dit, sans autre rempart que sa science et sa conscience. Loyauté envers l’arme de l’Artillerie et tout le reste. La France au-dessus de tout et de tous. Sa patrie, etcetera. Quant aux obusiers, le maréchal Victor était lui-même présent au Trocadéro quand on a fait les essais. Et il doit s’en souvenir. Aucune des huit pièces, tirant à quarante-quatre degrés d’élévation, n’a atteint plus de 2 000 toises. Beaucoup de projectiles ont explosé en l’air.

— À cause des déficiences des amorces des espolettes, précise sournoisement le général Lesueur.

— De toute façon, ils ne seraient pas arrivés jusqu’à la ville. À chaque tir, la portée diminuait… Les grains de lumière n’ont guère aidé non plus.

— Et pourquoi cela ? s’enquiert le maréchal Victor.

— Ils se détériorent un peu plus à chaque tir. Ce qui a pour effet de diminuer la force d’impulsion.

Cette fois, le silence dure plus longtemps. Pendant un moment, le maréchal observe attentivement la carte. Par la fenêtre, vers laquelle s’est de nouveau tourné le général Ruffin, on entend toujours le bruit que font les sapeurs en travaillant. Leurs coups de pic et de pelle. Enfin, le maréchal détache son regard de Cadix.

— Je vais vous dire les choses autrement, capitaine… Comment vous appelez-vous ? Rappelez-moi votre nom, je vous prie.

Gloups ! L’ingestion forcée de salive lui fait l’effet d’un coup de pistolet. Une mouche – espagnole, la garce – vole dans la pièce et va de général en général.

— Simon Desfosseux, Excellence.

— Eh bien, écoutez-moi, Desfosseux… J’ai trois cents bouches à feu de gros calibre pointées sur Cadix, et la Fonderie de Séville qui travaille jour et nuit. J’ai mon état-major d’artillerie, et je vous ai, vous – qui êtes, selon ce que m’a assuré le pauvre Sénarmont, paix à son âme, un génie de la théorie. J’ai mis à votre disposition les moyens techniques et l’autorité nécessaires… Que vous faut-il de plus pour foutre vos bombes en plein dans le trou du cul des manolos ?

— Des mortiers, Excellence.

La mouche s’est posée sur le nez du duc de Bellune.

— Des mortiers, dites-vous.

— C’est bien ça. De plus gros calibre que le modèle Dedon : 14 pouces.

Victor chasse la mouche de la main. Un geste qui fait apparaître le soudard brutal, dont les brandebourgs et les galons de l’uniforme ne peuvent masquer la vulgarité.

— Oubliez ces putains de mortiers. Vous m’entendez ?

— Parfaitement, Excellence.

— Si l’empereur dit que nous devons nous servir d’obusiers, on s’en sert et on la ferme.

Le capitaine Desfosseux lève une main. Il se rend, mais il demande encore une minute, rien qu’une petite minute. Parce que, dans ce cas, argumente-t-il, il doit poser une question au maréchal : Que désire Son Excellence ? Que les bombes explosent dans Cadix ? Ou trouve-t-elle suffisant qu’elles tombent, sans plus ? Ayant dit cela, il se tait et attend. Après une brève hésitation et un échange de regards avec ses généraux, Victor répond qu’il ne comprend pas où le capitaine veut en venir. Celui-ci indique de nouveau la carte sur le chevalet et répond qu’il a besoin de savoir ce qu’on cherche : s’agit-il de causer de vrais dégâts dans la ville, ou seulement de saper le moral des habitants par la chute des bombes ? Est-ce que le fait qu’elles explosent ou pas est sans importance ? Est-ce que des dommages mineurs suffiraient ?

La gêne du maréchal est évidente. Il se gratte le nez, là où s’était posée la mouche.

— Qu’entendez-vous par dommages mineurs ?

— L’impact d’une bombe pleine et inerte de 80 livres, qui ferait de la casse et pas mal de bruit.

— Écoutez, capitaine. – Victor ne semble plus fâché. – Ce que je veux, c’est écraser cette foutue péninsule et la prendre ensuite à la baïonnette avec mes grenadiers… Mais puisque ça s’avère impossible, je souhaite au moins qu’à Paris Le Moniteur publie sans mentir que nous donnons à la ville de Cadix une raclée dont elle se souviendra. Et sur toute son étendue.

Maintenant, c’est Desfosseux qui sourit. Pour la première fois. Évidemment pas un sourire insolent, qui ne conviendrait ni à son rang ni à sa situation. Juste une discrète ébauche. Pour annoncer la suite :

— J’ai fait des essais avec un obusier de 10 pouces qui tire des boulets spéciaux. Ou, plutôt, très simples. Sans poudre explosive. Pas d’espolette, pas de charge. Certains en fer massif et d’autres remplis de plomb. Ils semblent intéressants du point de vue de la portée, si j’arrive à résoudre quelques problèmes secondaires.

— Et qu’est-ce que ça fait comme dégâts en tombant ?

— Ça démolit les alentours. Avec de la chance, ça atteint un édifice. Parfois, ça tue ou estropie quelqu’un. Ça fait beaucoup de bruit. Et la portée peut probablement augmenter de 100 ou 200 toises.

— L’efficacité tactique ?

— Nulle.

Victor échange un coup d’œil avec le général Lesueur qui confirme du geste, très soulagé, même si, Desfosseux le sait, il n’a pas la moindre idée de ce dont il est question. L’existence des derniers essais avec Fanfan n’est connue que du capitaine et du lieutenant Bertoldi.

— Bon. C’est déjà quelque chose. Ça suffira au Moniteur pour le moment. Mais n’abandonnez pas les classiques. Continuez à utiliser des obusiers avec des bombes conventionnelles, les espolettes et tout le saint-frusquin. Mettre un cierge au Christ et un autre au diable n’a jamais nui à personne.

Le duc se lève. Par un réflexe automatique, tous se redressent. En entendant le bruit de la chaise, le général Ruffin cesse de regarder par la fenêtre.

— Et autre chose, capitaine. Que ça explose ou non, si vous arrivez à expédier une bombe sur l’église San Felipe Neri où se réunit ce ramassis de brigands qu’ils appellent là-bas les Cortès, je vous fais passer commandant. Vous m’entendez ?… Vous avez ma parole.

Le général Lesueur fait la grimace. Victor s’en aperçoit et l’interpelle rudement.

— Quoi ? Vous avez quelque chose à y redire ?

— Ce n’est pas ça, mon général, s’excuse l’autre. Le capitaine Desfosseux a déjà refusé deux fois une promotion comme celle que vous lui offrez.

En disant cela, il regarde l’intéressé avec un mélange visible de sentiments : un peu de jalousie et une inquiétude non dénuée de soupçon. Dans son monde de soldats de métier, tout individu qui refuse une promotion ne peut être que suspect. Il est en contradiction manifeste avec l’esprit qui anime les vétérans de l’Empire : monter en grade et en honneurs depuis le rang de simple soldat jusqu’à ce que l’on soit en mesure, comme le duc de Bellune et le général Lesueur lui-même, de piller les terres, les villages et les villes placés sous son commandement et d’envoyer le butin chez soi, en France. Deux décennies de gloire républicaine, consulaire et impériale en affrontant le feu sans broncher ne sont pas incompatibles avec la perspective de mourir riche et si possible dans son lit. Bref, une raison de plus pour se méfier de quelqu’un qui, comme Desfosseux, prétend suivre sa propre musique. S’il n’était pas réputé pour ses compétences techniques, Lesueur l’aurait depuis longtemps envoyé croupir dans une redoute, dans les fondrières insalubres qui entourent l’île de Léon. À patauger dans la boue.

— Allons bon, commente Victor. Un individualiste, à ce que je vois. Qui doit nous regarder de haut parce que nous aimons les honneurs.

Un nouveau silence tendu. Logique, d’ailleurs. Rompu par un éclat de rire du maréchal. Le style Victor.

— Bien, capitaine. Faites votre travail et rappelez-vous : la bombe sur San Felipe. Ma proposition de récompense est toujours valable. Avez-vous pensé à autre chose qui vous agréerait davantage ?

— Un mortier de 14 pouces, Excellence.

— Foutez-moi le camp ! – Le maréchal montre la porte. – Et que je ne vous voie plus, foutue tête de mule !

 

*

 

Le taxidermiste entre de bon matin dans la boutique du marchand de savon Frasquito Sanlúcar. Celle-ci est située dans la rue de la Bénédiction Divine, près du Mentidero. Une boutique obscure et fraîche, étroite, avec une fenêtre donnant sur une cour intérieure, et un comptoir au fond, devant un rideau qui conduit aux magasins. Caisses empilées, tiroirs avec des couvercles vitrés pour montrer les marchandises. Flacons pour les produits élégants. Couleurs et parfums, odeurs de savons et d’essences. Sur le mur, une gravure coloriée du roi Ferdinand VII et un vieux baromètre de bateau à colonne, long et étroit.

— Bonjour, Frasquito.

Le marchand de savon porte une blouse grise. Il est roux, l’air plus anglais qu’espagnol, malgré son nom. Il porte des lunettes. Les taches de rousseur de sa figure montent jusqu’à la naissance de ce qui lui reste de cheveux frisés.

— Bonjour, don Gregorio. Qu’y a-t-il pour votre service ?

Gregorio Fumagal – tel est le nom du taxidermiste – sourit au marchand de savon. C’est un bon client, car les produits de Frasquito Sanlúcar sont les meilleurs et les plus variés de Cadix : depuis les pommades et les savons de toilette transparents et raffinés, importés de l’étranger, jusqu’aux savons à lessive espagnols ordinaires.

— Je veux de la teinture pour les cheveux. Et deux livres du savon blanc que je vous ai pris l’autre jour.

— Vous l’avez trouvé bien ?

— Remarquable. Et vous aviez raison. Il nettoie parfaitement la peau des animaux.

— Je vous l’avais dit. Il est meilleur que celui que je vous vendais avant. Et plus économique.

Deux jeunes femmes entrent dans la boutique. Je ne suis pas pressé, dit le taxidermiste, et il s’écarte du comptoir pendant que Sanlúcar s’occupe d’elles. Ce sont des habitantes du quartier, de la classe populaire : châles de laine grossière sur des jupes de serge, cheveux retenus par des épingles, panier pour les emplettes au bras. Désinvoltes, comme savent l’être les Gaditanes. L’une est petite et jolie, peau blanche et mains fines. Gregorio Fumagal les observe tout en furetant parmi les caisses et les sacs de produits.

— Mets-moi une demi-livre de ce jaune, Frasquito.

— Sûrement pas. Il n’est pas pour toi. Trop gras, ma fille.

— Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Il y a beaucoup de graisse dedans. De porc. Quand on se lave, l’odeur ne s’en va pas complètement… Je vais te donner celui-là, qui est plus fin et avec de l’huile de sésame. Un produit de luxe.

— Et sûrement plus cher aussi. Je te connais.

Francisco fait sa tête d’innocent résigné.

— Un poil plus cher, c’est vrai. Mais tu mérites un savon de reine. De qualité supérieure. Ce qui se fait de mieux. Belle comme tu es. Tiens, sans aller plus loin, c’est celui dont se sert l’impératrice Joséphine.

— Vrai ?… Grand bien lui fasse. Je ne veux pas du savon d’une gabacha.

— Attends donc, ma fille. Je n’ai pas fini. La reine d’Angleterre aussi. Et l’infante Charlotte du Portugal. Et la comtesse de…

— Garde tes boniments pour toi, Frasquito.

Le marchand a pris une boîte et se dispose à l’envelopper dans du papier de couleur. Pour la clientèle féminine, il a l’habitude d’empaqueter les produits dans de jolies boîtes avec du beau papier et des étiquettes. Une réclame pour la maison.

— Combien de livres m’as-tu dit, mon cœur ?

En disant adieu aux deux jeunes femmes, Gregorio Fumagal s’écarte pour les laisser passer et reste à les regarder s’en aller.

— Excusez-moi, don Gregorio, dit le marchand en se retournant vers lui. Merci pour votre patience.

— Je vois que vous êtes toujours bien approvisionné malgré la guerre.

— Je ne me plains pas. Avec le port libre, on ne manque de rien. Même les produits français continuent de nous arriver. Et c’est une chance, parce que Cadix est une ville habituée à ce qui vient du dehors et le savon espagnol a mauvaise réputation… On dit que nous l’adultérons beaucoup.

— Vous aussi, vous l’adultérez ?

Sanlúcar prend son air le plus digne. Il y a de bons et de mauvais mélanges, répond-il. Voyez plutôt, ajoute-t-il en désignant une boîte de morceaux de savon d’un blanc immaculé. Du savon allemand. Il contient beaucoup de graisse parce que chez eux ils n’ont pas d’huile, mais ils la purifient jusqu’à la rendre inodore. En revanche, personne ne veut des savons de toilette espagnols. Il y a eu trop de falsifications, et les clients n’ont pas confiance. Finalement, ce sont eux, les honnêtes gens – je veux dire nous, rectifie le marchand après une pause, en s’incluant dans le lot – qui payent pour la malhonnêteté des autres.

On entend une explosion sourde. Lointaine. Boum ! À peine une légère vibration du plancher et des vitres de la fenêtre. Ils tendent tous deux un instant l’oreille.

— Vous êtes inquiétés par les bombes, ici ?

— Pas vraiment. – D’un air indifférent, Sanlúcar enveloppe les deux livres de savon et le flacon de teinture pour les cheveux dans du papier gris. – Ce quartier reste à l’écart. Celles qui vont le plus loin n’arrivent même pas jusqu’à San Agustín.

— Combien vous dois-je ?

— Sept réaux.

Le taxidermiste met un douro d’argent sur le comptoir et attend la monnaie, à demi tourné dans la direction d’où est venu le bruit de l’explosion.

— De toute manière, elles se rapprochent petit à petit.

— Pas trop, grâce à Dieu. Ce matin, il en est tombé une rue du Rosaire. C’est celle qui est arrivée le plus près, et vous voyez : à 1 000 vares d’ici. C’est pour cela que beaucoup de gens de là-bas, ceux qui n’ont pas de parents chez qui aller, commencent à passer la nuit dans cette partie de la ville.

— En plein air ?… Sacré spectacle.

— Je ne vous le fais pas dire. Il en vient toujours plus, avec des matelas, des couvertures et des bonnets de nuit, et ils se mettent sous les porches quand on le leur permet, sinon là où ils peuvent… On dit que les autorités vont installer des baraques sur le terrain de Santa Catalina, pour les éloigner. Derrière les casernes.

Quand Gregorio Fumagal sort de chez le marchand de savon, son paquet sous le bras, les deux jeunes femmes marchent devant lui en regardant les boutiques. Le taxidermiste les observe à la dérobée et, laissant derrière lui la place du Mentidero, se dirige vers la partie orientale de la ville par les rues droites et bien tracées – de façon à couper le passage aux vents de levant et de ponant – proches de la place San Antonio. En chemin, il s’arrête dans la boutique de la rue des Teinturiers, où il achète trois grains de sublimé, six onces de camphre et huit d’arsenic blanc. Puis il poursuit jusqu’au coin des rues des Rémouleurs et du Rosaire, où des habitants du quartier, assis à la porte d’un troquet, débouchent une bouteille de vin en contemplant la maison touchée par une bombe à neuf heures ce matin. Elle a perdu une partie de sa façade. De la rue, on peut voir trois étages éventrés de haut en bas, exhibant pêle-mêle des poutres brisées, des portes qui donnent sur le vide, des gravures ou des tableaux de travers sur les murs, un lit et d’autres meubles miraculeusement en équilibre au-dessus du désastre. Un paysage d’intimité domestique soudain mis à nu de la manière la plus obscène. Voisins, soldats, vigiles du quartier étayent les étages et retournent les décombres.

— Il y a des victimes ? demande Fumagal au marchand de vin.

— Aucune victime sérieuse, grâce à Dieu. Il n’y avait personne dans la partie qui a été démolie. Seules la propriétaire et une domestique ont été blessées… La bombe a tout cassé, mais le malheur s’arrête là.

Le taxidermiste s’approche d’un groupe de curieux qui observent les débris de l’engin : des fragments de fer et de plomb épars dans les gravats. Pour le plomb, ce sont de fins morceaux d’une demi-paume de long, enroulés sur eux-mêmes comme des tire-bouchons. La maison, entend dire Fumagal, est celle d’un commerçant français, emprisonné depuis deux ans sur les pontons de la baie. Sa femme est à l’hôpital avec les deux jambes cassées, après avoir été extraite des décombres. La domestique s’en tire avec quelques contusions.

— Elles l’ont échappé belle, affirme une voisine en se signant.

Les yeux attentifs du taxidermiste enregistrent tout. La direction d’où est venue la bombe, l’angle d’incidence, les dégâts. Vent de levant, aujourd’hui. Modéré. En se gardant d’attirer l’attention, il va du point où le projectile est tombé jusqu’à l’église du Rosaire en comptant les pas et en calculant la distance : environ 25 toises. Il prend discrètement des notes sur un petit carnet à couverture cartonnée qu’il sort de la poche de sa redingote ; il les reportera plus tard sur la carte déployée sur la table de son cabinet. Droites et courbes. Points d’impact sur la trame en forme de toile d’araignée qui grandit peu à peu sur le tracé de la ville. Ce faisant, il voit passer les deux jeunes femmes qu’il a rencontrées dans la boutique du marchand de savon, venues constater les dégâts. Pendant qu’il les observe de loin, le taxidermiste se heurte à un homme au teint hâlé qui arrive dans l’autre sens, vêtu d’un chapeau à cornes noir et d’une veste de drap bleu à boutons dorés. Après de brèves excuses de Fumagal, chacun poursuit son chemin.

 

*

 

Pepe Lobo ne prête pas attention à l’homme vêtu de sombre qui s’éloigne lentement avec deux paquets dans ses mains longues et pâles. Le marin a d’autres préoccupations. L’une d’elles est la manière dont la malchance s’acharne sur lui. Sous les décombres de la pension qu’il habite – qu’il habitait jusqu’aujourd’hui – est enterré son coffre de cabine avec ses affaires. Ce n’est pas qu’il y ait grand-chose dedans, mais quand même : trois chemises et du linge blanc, une veste, des pantalons, une longue-vue et un sextant anglais, une horloge de longitude, des cartes marines, deux pistolets et quelques objets indispensables, dont son brevet de capitaine. Pas d’argent : le peu qu’il possède tient dans sa poche. Le reste, ce qu’on lui doit pour son dernier voyage, il ignore quand il le recevra. La visite qu’il vient de rendre il y a une demi-heure à l’armateur de la Risueña n’est guère encourageante. Repassez dans quelques jours, capitaine. Quand nous aurons fait le bilan de ce voyage désastreux et que nous aurons tout réglé. Nous devons d’abord rembourser les emprunts auxquels nous a forcés le retard du navire. Votre retard, monsieur. J’espère que vous vous rendez compte de la gravité du problème. Pardon ? Ah, oui. Je regrette. Nous n’avons aucun commandement disponible. Naturellement, nous vous aviserons si cela se présente. Soyez sans inquiétude. Et maintenant, si vous me permettez. Au plaisir de vous revoir.

Le marin traverse la rue pour aller vers les gens rassemblés devant la maison. Commentaires indignés, insultes contre les Français. Rien de neuf. Il se fraye un passage entre les curieux jusqu’à ce qu’un sergent des Volontaires lui dise, d’un ton rogue, qu’il ne peut pas aller plus loin.

— J’habite dans cette maison. Je suis le capitaine Lobo.

Regard de haut en bas.

— Capitaine ?

— Parfaitement.

Le titre ne semble pas impressionner le sergent, qui porte l’uniforme bleu et blanc des milices urbaines ; mais en bon Gaditan, il flaire le marin de commerce et s’adoucit. Quand Lobo lui explique que son coffre est là-dessous, il lui offre l’aide d’un soldat pour le chercher dans les décombres, si tant est qu’on puisse sauver quelque chose de ce désastre. Et donc Lobo le remercie, ôte sa veste et, en manches de chemise, se met au travail. Ça ne va pas être facile, pense-t-il tout en remuant les moellons, les briques et les madriers brisés, de trouver un autre gîte décent. Avec l’affluence des étrangers, la pénurie de logements est extrême. La population de Cadix a doublé : pensions et auberges sont pleines, et même des chambres et des terrasses de maisons se louent ou se sous-louent à des prix extravagants. Il est impossible de rien trouver pour moins de vingt-cinq réaux par jour, et le loyer annuel d’un logis modeste dépasse déjà les dix mille. Des sommes que tout le monde ne peut pas débourser. Certains réfugiés appartiennent à la noblesse, ils disposent de ressources, reçoivent de l’argent des Amériques ou parviennent à toucher les revenus de leurs terres, situées en zone ennemie, à travers des maisons de commerce de Paris et de Londres ; mais la plus grande part est constituée de propriétaires minés, de patriotes qui ont refusé de prêter serment au roi usurpateur, d’employés en disponibilité, de fonctionnaires de l’ancienne administration ballottés par les flux et les reflux de la guerre, suivant avec leurs familles la Régence dans sa fuite depuis l’entrée des Français dans Madrid et Séville. D’innombrables émigrés s’entassent dans la ville sans moyens pour vivre convenablement, et leur nombre augmente avec ceux qui, quotidiennement, fuient l’Espagne occupée ou en danger de l’être. Par chance, les vivres ne manquent pas et les gens se débrouillent comme ils peuvent.

— Est-ce que c’est votre coffre, monsieur ?

— Oh, merde… Oui, ça l’était.

Deux heures plus tard, un Pepe Lobo sale, transpirant, résigné – ce n’est pas la première fois qu’il se retrouve avec guère plus que ce qu’il porte sur lui – marche en direction de la Porte de Mer, chargé d’un sac de toile contenant les restes de son naufrage personnel : les quelques affaires qu’il a pu sauver de l’écrasement du coffre. Sextant, longue-vue, cartes marines n’ont pas survécu. Le reste est en mauvais état. En tout cas, il a été bien inspiré de passer dès potron-minet chez l’armateur de la Risueña, sinon, ç’aurait pu être bien pire. Une bombe, et fini son tour de quart : au ciel avec les anges, ou peut-être ailleurs. En résumé, la situation n’est pas brillante. Elle est même délicate. Mais une ville comme Cadix laisse toujours une marge de manœuvre : l’idée le réconforte un peu, tandis qu’il s’enfonce par les rues et les tavernes voisines du Boquete et de la Merced, parmi les marins, les pêcheurs, les filles, la faune interlope des ports, les étrangers et les réfugiés de la plus basse condition. Là, dans des coins qui portent des noms éloquents comme la rue du Cercueil ou la rue de la Gale, il connaît des antres où un marin peut trouver une paillasse pour passer la nuit en échange de quelques sous ; encore qu’il faille y dormir avec une femme, en gardant un œil ouvert et un couteau sous la veste pliée qui sert d’oreiller.

 

*

 

Le temps semble suspendu dans le silence des créatures immobiles qui occupent les murs du cabinet. La lumière qui entre par la porte vitrée de la terrasse se reflète dans les yeux de verre des oiseaux et des mammifères empaillés, sur le vernis qui couvre la peau des reptiles, sur les grands bocaux où stagnent dans des postures fœtales, en état d’apesanteur chimique, des êtres jaunâtres. Dans la pièce, on entend seulement le son musical que produit un crayon qui court rapidement sur le papier. Au centre de ce monde singulier, Gregorio Fumagal couvre une petite feuille très fine d’une écriture minuscule et serrée. Vêtu d’une blouse et d’un bonnet de laine, le taxidermiste est debout, un peu penché sur un haut pupitre qui lui sert d’écritoire. De temps en temps, il tourne son regard vers le plan de Cadix étalé sur le bureau, et, à deux reprises, il prend une loupe et va l’étudier de près, avant de revenir à son pupitre pour continuer à écrire.

Les cloches de l’église de Santiago sonnent. Fumagal adresse un regard à la pendule en bronze doré posée sur la commode, se dépêche de terminer les dernières lignes et, sans se relire, roule le papier pour en faire un court cylindre, très fin ; il l’introduit dans le tube formé par la tige d’une plume d’oiseau qu’il sort d’un tiroir et dont il bouche les extrémités avec de la cire. Puis il ouvre la porte vitrée et gravit les quelques marches qui mènent à la terrasse. Contrastant avec la lumière tamisée du cabinet, la clarté brutale blesse les yeux. À moins de deux cents pas, le dôme et les tours inachevés de la nouvelle cathédrale, encore entourée d’échafaudages, se découpent dans le ciel de la ville sur le vaste panorama de la mer et de la bande de sable, blanche de soleil et ondulant dans la réverbération, qui longe la chaussée du Récif, s’éloigne et oblique vers Sancti Petri et les hauteurs de Chiclana, comme une digue sur le point d’être submergée par le bleu foncé de l’Atlantique.

Fumagal libère la ganse de la corde qui ferme la porte du pigeonnier et entre dans celui-ci. Sa présence y est habituelle et les volatiles ne s’agitent presque pas. Juste quelques battements d’ailes. Le roucoulement des oiseaux en liberté ou en cage et l’odeur familière de vesce ou de chènevis secs, d’air chaud, de plumes et d’excréments enveloppent le taxidermiste pendant qu’il choisit, parmi les pigeons enfermés, le plus approprié : un gros mâle, plumage gris bleuté, jabot blanc avec des reflets verts et violets sur la gorge, qui a déjà fait plusieurs allers-retours entre les deux rives de la baie. Un bon élément qui, par son extraordinaire sens de l’orientation, est devenu un fidèle messager de l’empereur, un vétéran qui a survécu à d’innombrables épreuves sous le soleil, la pluie et le vent, et échappé jusqu’à maintenant aux serres des rapaces et aux coups de fusil soupçonneux des bipèdes sans plumes. D’autres, parmi ses frères de pigeonnier, ne sont pas revenus de leurs périlleuses missions ; mais lui est toujours arrivé à bon port : un voyage d’aller de deux à cinq minutes selon le vent et le temps, volant vaillamment en ligne directe au-dessus de la baie, avec un heureux retour clandestin dans une cage dissimulée sur une embarcation de contrebandiers payés en or français. Un oiseau qui mène un combat très spécial – sa propre et minuscule guerre d’Espagne – à trois cents pieds de hauteur.

Après s’être emparé du pigeon et l’avoir retourné, avec ménagements, ventre en l’air, Fumagal s’assure qu’il est en bonne santé et que ses plumes des ailes et de la queue sont bien complètes. Puis il attache avec un cordonnet de soie cirée le petit tube du message à une forte plume de la queue, il referme le pigeonnier et se dirige vers le parapet de la terrasse qui donne au levant, là où les tours de garde qui se dressent au-dessus de la ville cachent la baie et la terre ferme. Avec beaucoup de précaution, après s’être assuré que personne ne l’observe depuis les terrasses voisines, le taxidermiste libère l’oiseau qui émet un joyeux roucoulement et vole en rond pendant une minute en prenant de plus en plus de hauteur, pour s’orienter. Finalement, son instinct infaillible ayant détecté le point exact vers lequel il doit se diriger, il s’éloigne rapidement, battant des ailes en cadence, vers les lignes françaises du Trocadéro : un point de plus en plus petit dans le ciel, bientôt imperceptible, qui finit par disparaître.

Immobile sur la terrasse, les mains dans les poches de sa blouse grise, Gregorio Fumagal contemple un long moment les toits de la ville. Puis il finit par faire demi-tour, descend l’escalier et revient dans le cabinet qui, après la lumière aveuglante du dehors, semble maintenant intensément obscur. Comme chaque fois qu’il envoie un pigeon vers l’est, le taxidermiste est en proie à une étrange euphorie. Sensation de pouvoir extrême, connexion spirituelle avec des énergies inexplicables, quasi magnétiques, déchaînées depuis l’autre côté de la baie par sa décision et sa volonté personnelles. Rien de moins banal ni de moins innocent, conclut-il, que ce pigeon désormais loin, transportant aveuglément la clef, le catalyseur, de complexes relations entre les êtres vivants, leur existence et leur mort.

Ce dernier mot plane sur les animaux immobiles. Le chien à demi empaillé est toujours sur la table de marbre, couvert d’un drap blanc. Un travail patient, tout comme l’autre. Qui requiert beaucoup de calme. Plusieurs parties du corps sont déjà tenues par du fil de fer qui renforce les os et les articulations, et certaines cavités naturelles sont remplies de bourre. Les orbites vides sont obstruées avec des boules de coton. L’animal répand l’odeur forte des substances qui le préservent de la décomposition. Après avoir haché et mélangé dans un mortier le savon de Frasquito Sanlúcar à de l’arsenic, du sublimé et de l’esprit-de-vin, le taxidermiste l’étend soigneusement avec une brosse en crin sur la peau du chien, en suivant délicatement le sens du poil et en essuyant l’écume avec une éponge.

Au moment où la pendule de la commode sonne un coup, Fumagal lui adresse de nouveau un rapide coup d’œil, sans interrompre son travail. Il se dit que le pigeon doit être parvenu à destination. Cela signifie de nouveau des droites et des courbes, des impacts et des explosions. Aujourd’hui même s’ébranleront encore des forces puissantes, épaississant la toile d’araignée sur la carte, où la dernière bombe tombée figure déjà par une marque en forme de croix.

À la tombée de la nuit, décide-t-il, il sortira faire une promenade. Longue. À cette époque de l’année, les nuits de Cadix sont délicieuses.

 

Rogelio Tizón ne boit pratiquement pas de vin ; juste, de temps en temps, un morceau de pain trempé dedans à la mi-journée. Aujourd’hui, il expédie son souper avec de l’eau, comme d’habitude. De la soupe, une cuisse de poulet bouillie. Un peu de pain. Il en est encore à nettoyer l’os quand on frappe à la porte. La servante – une femme d’âge mûr, petite et olivâtre – va ouvrir et annonce Hipólito Barrull, qui arrive avec un portefeuille bourré de papiers.

— Je ne sais si je fais bien en venant troubler votre intimité à cette heure, commissaire. Mais vous sembliez si préoccupé. Vous vous souvenez… ? Les traces sur le sable.

— Bien sûr que oui ! – Tizón s’est levé en s’essuyant la bouche et les mains avec sa serviette. – Et vous ne me dérangez jamais, professeur. Voulez-vous prendre quelque chose ?

— Non, merci. J’ai déjà dîné.

Le policier adresse un regard à sa femme, assise de l’autre côté de la table : très maigre, yeux noirs, éteints, avec des cernes qui accentuent son aspect fané. La bouche, lèvres serrées, est sévère. Tous savent dans la ville que cette femme sèche et triste a été belle en son temps. Et heureuse aussi, peut-être. Avant de perdre leur fille unique, disent les uns. Avant de se marier, disent d’autres, d’un air entendu. Que voulez-vous que je vous dise, voisine : c’est Cadix. Un sacré calvaire d’être la femme du commissaire Tizón. Est-ce que c’est vrai ce qu’on raconte ? Qu’il la bat ? S’il n’y avait que ça, voisin. Je vous le dis, moi, s’il ne faisait que la battre !

— Nous allons au salon, Amparo.

La femme ne répond pas. Elle se borne à adresser un sourire absent au professeur et demeure immobile, les doigts de la main gauche, où elle porte son alliance, roulant une vague boulette de pain sur la nappe. Devant son assiette intacte.

— Mettez-vous à l’aise, professeur. – Tizón a pris une lampe allumée et tourne la molette de la mèche pour augmenter la flamme. – Vous voulez du café ?

— Non, merci. Je ne dormirais pas de la nuit.

— Moi, ça ne change rien : avec ou sans café, ces derniers jours, je ne ferme pas l’œil. Mais vous fumerez bien un cigare avec moi. Oubliez un moment votre tabatière.

— Là, je ne dis pas non.

Le petit salon est confortable, avec des fenêtres – pour l’heure, fermées – qui donnent sur l’Alameda, des fauteuils et des chaises ouvragés, tapissés de damas, une mesa camilla[2] et son brasero, une petite table basse et un piano collé au mur, dont personne ne joue plus depuis onze ans. Il y a des tableaux de médiocre facture et quelques gravures sur le papier peint des murs, et aussi un canterano en noyer, meuble mi-secrétaire mi-bibliothèque, portant trois douzaines de livres : plusieurs sur l’histoire de l’Espagne, deux ou trois traités d’hygiène urbaine, des recueils brochés d’ordonnances royales, un dictionnaire de la langue castillane, un Don Quichotte de l’éditeur Sancha en cinq volumes, les Romances de Juan Hidalgo et les deux tomes consacrés à Cadix dans les Annales d’Espagne et du Portugal de Juan Álvarez de Colmenar.

— Goûtez-moi celui-là. – Tizón ouvre un coffret à cigares. – Il est arrivé de La Havane voici deux jours.

Cigares gratis, soit dit en passant. En toute simplicité. Le commissaire vient de toucher huit bonnes boîtes d’excellents cigares comme partie du règlement – le reste, deux cents douros d’argent – correspondant à la validation du passeport douteux d’une famille d’émigrés. Les deux hommes fument autour d’un cendrier de métal en forme de chien de chasse. Y posant son havane tout juste allumé, Hipólito Barrull ajuste ses lunettes, ouvre le portefeuille et étale devant Tizón plusieurs pages manuscrites. Puis il reprend son cigare, tire une bouffée et se carre dans son fauteuil avec un demi-sourire satisfait.

— Des traces sur le sable, répète-t-il en rejetant lentement la fumée. Je crois que c’était à ça que vous deviez penser.

Tizón regarde les papiers. Ils lui sont vaguement familiers. Il reconnaît l’écriture de Barrull.

 

Ô fils de Laërte, je te vois toujours à la recherche de traces pour tendre un piège à tes ennemis…

 

Oui, confirme-t-il, il a déjà lu ça. Il y a longtemps. Les pages sont numérotées, mais elles ne portent pas de titre ni aucune indication de leur origine. Le texte se présente sous la forme d’un dialogue : Athéna, Odysseus. « Ton flair aussi sûr que celui d’un limier de Laconie a conduit tes pas sans te tromper. » Le cigare entre les dents, il lève les yeux pour avoir une explication.

— Vous ne vous souvenez pas ? demande Barrull.

— Si, vaguement.

— Je vous ai donné à lire ces pages, autrefois. Dans ma désastreuse traduction de l’Ajax de Sophocle.

En quelques mots, le professeur lui rafraîchit la mémoire. Dans sa jeunesse, Barrull s’est consacré pendant un temps à la tâche – jamais achevée – de traduire en langue castillane les tragédies de Sophocle recueillies dans la première édition de ses œuvres imprimée en Italie au XVIe siècle. Et voici environ trois ans, avant la guerre avec les Français, en parlant de cette tentative avec Tizón pendant une partie d’échecs au café de la Poste, ce dernier a exprimé sa curiosité pour Ajax, en affirmant au professeur que le premier acte commençait par une enquête quasi policière menée par Odysseus. Ou Ulysse, pour les intimes.

— Naturellement. Que je suis bête.

Rogelio Tizón frappe les pages du doigt et tire sur son cigare. Maintenant, il se souvient de tout. À l’époque, Barrull lui a prêté le manuscrit de la tragédie de Sophocle, et il l’a lu avec intérêt, même si l’intrigue lui a paru ne pas valoir grand-chose. Pourtant, de sa lecture, il a retenu l’épisode où Ulysse, en plein siège de Troie, enquête sur le massacre perpétré par Ajax, parmi les brebis et les bœufs du camp grec. Ajax est devenu fou à la suite d’une offense commise par ses compagnons, liée aux armes du défunt Achille. Et, devant l’impossibilité de se venger, il décharge sa colère sur les animaux, qu’il torture et tue dans sa tente.

— Vous aviez raison, à propos de la plage et des traces sur le sable… Lisez plutôt.

Tizón lit. Et il n’en perd pas un mot :

 

Et voici que je te rencontre près de la tente marine d’Ajax au bord du rivage, suivant depuis longtemps déjà la piste et mesurant les traces fraîches imprimées sur le sable…

 

C’était donc ça qu’il avait en mémoire, se dit-il, déconcerté. Quelques feuilles de papier lues il y a trois ans. Une tragédie grecque.

Hipólito Barrull semble se rendre compte de la déception du policier.

— Vous vous attendiez à mieux, n’est-ce pas ?

— Non, professeur. Je suis sûr que ça me sera utile… Ce qu’il faut, c’est que je trouve quelle relation il peut y avoir entre ce que je me rappelle de votre Ajax et les faits présents.

— Vous ne m’avez rien dit l’autre jour sur la nature exacte de ces faits… Faites-vous référence au siège français ou à la mort de ces pauvres filles ?

Tizón regarde la braise de son cigare en cherchant une réponse. Puis il hausse les épaules.

— Tout le problème est là, répond-il. J’ai l’impression que les deux choses ont à voir l’une avec l’autre.

Barrull hoche la tête, en allongeant sa face chevaline dans une moue sceptique.

— Cette impression est-elle liée à votre flair policier, commissaire ? Celui – je vous demande pardon de toujours citer les classiques – du limier de Laconie ?… Excusez ma franchise, mais ça me semble absurde.

Grimace de lassitude. Je sais bien, murmure Tizón, tout en feuilletant les pages dont il lit des lignes çà et là. Aucune lumière encore. Barrull l’observe en silence, avec un intérêt visible, en lâchant des ronds de fumée.

— Fichtre, don Rogelio, dit-il enfin. Pour une surprise, c’est une surprise !

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un comme vous mêlerait Sophocle à cette affaire.

— Et que voulez-vous dire par quelqu’un comme moi ?

— Vous savez bien… Plutôt terre-à-terre.

Nouveaux ronds de fumée. Silence.

— Vous êtes commissaire de police, ajoute Barrull au bout d’un moment. Habitué à des tragédies qui ne sont pas écrites mais bien réelles. Et je vous connais : vous êtes un homme rationnel. Sensé. C’est pourquoi je me demande si vous pouvez vraiment établir des relations raisonnables. D’un côté, vous avez un assassin, ou plusieurs. De l’autre, la situation imposée par les Français. Mais rien de plus.

Le commissaire émet un petit rire de travers, du côté de la bouche que le cigare laisse libre. Découvrant la canine en or.

— Et j’ai aussi votre ami Ajax, pour compliquer davantage les choses. Siège de Troie, siège de Cadix.

— Avec Ulysse pour enquêteur – Barrull découvre à son tour ses dents jaunes –, pour collègue. Bien qu’à en juger par la tête que vous faites, ces papiers n’éclairent rien.

Tizón fait un geste vague.

— Il faudra que je les lise encore, en prenant mon temps.

La flamme de la lampe se reflète sur les lunettes du professeur.

— Disposez-en autant que vous voudrez… En échange, je vous attends demain au café, devant l’échiquier. Prêt à vous écraser impitoyablement.

— Comme d’habitude.

La femme est sur le seuil du salon. Ils ne l’ont pas entendue venir. Rogelio Tizón se rend compte de sa présence et se tourne vers elle, irrité, car il croit qu’elle les a écoutés. Ce n’est pas la première fois. Mais elle fait un pas en avant ; quand la lumière éclaire sa face sombre, le commissaire comprend qu’elle apporte une nouvelle, et que celle-ci n’est pas bonne.

— Un vigile vient te chercher. On a trouvé une autre fille morte.

Cadix, ou la diagonale du fou
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